Les yeux collés. Demetrio ne pouvait penser qu’à ça. Ses propres petits yeux, encore collés par la fatigue malgré l’heure avancée de la journée. Et ce n’était pas les 2h du cours de stratégie avancée qui l’avaient été à les décoller ! La sonnerie tant attendue s’était finalement décidée à le libérer de ses tourments, et il arpentait désormais les couloirs comme un zombie mou du genou. L’esprit encore à moitié endormi, comment aurait-il pu aller ne serait-ce qu’envisager la possibilité qu’il serait dans quelques secondes la cible d’une machination diabolique ? Surtout que son estomac grondait. Et, bon, avouons le clairement : chez Demetrio, l’heure de la bouffe, c’est sacré. Avant l’heure, c’est pas l’heure ; après l’heure, c’est plus l’heure. Et là, bah justement, c’était l’heure. Il ne pouvait donc penser qu’à une chose : les frites de la cafétéria, vers laquelle il se trainait mollement en cet instant précis.

Son intense concentration fut cependant rapidement détournée par un cri strident, qui eut le mérite de lui faire décoller les yeux aussi sec. L’esprit immédiatement aux aguets, passant furtivement en mode ninja entraîné, il identifia la provenance du cri : ne blondinette était en train de rouler-bouler dans les escaliers. Il s’élança pour la rattraper, mais le mal était déjà fait : blondie était désormais au sol, les quatre fers en l’air, le visage décomposé.

N’écoutant que son courage (et pas ses yeux, qui malgré la situation lui indiquaient que la damoiselle en détresse était tout à fait… hum… intéressante), il se pressa à ses côtés et s’accroupit à sa hauteur pour l’aider à se redresser en douceur.

▬ Ça va aller ? T’as mal où ?

Ah, cette doucereuse sensation d’être un preux chevalier venu sauver une pauvre petite gourdasse du danger. Demetrio avait inconsciemment bombé le torse, mais sa jubilation n’atteignit probablement son apogée que lorsqu’il vit une larme rouler sur la joue de la jeune étudiante. Aaah, les filles. Ces créatures toutes faibles, toutes petites, toutes maigrichonnes (enfin, sauf pour Brenda Caldwell, la pauvre, que ses pouvoirs avaient transformés en une montagne de muscles de 200 kilos) (et Amy Stevens, femme à barbe le jour et loup garou la nuit. Mais c'était un autre débat). Il ne put retenir un sourire teinté d’un plaisir malsain à l’idée de sauver cette pauvre petite chose pleurnicharde. Si elle souffrait, lui jubilait. C’était un héros.

▬ T’inquiète pas, va, t’en verras d’autre… Bienvenue à Shadows of Hope, où la lutte de tous les instants passe même par de diaboliques… escaliers !

Et il se prit alors à rire à gorge déployée de son propre trait d’humour – humour plus ou moins discutable, vous en conviendrez, mais galvanisé par la situation comme il l’était, il ne s’en rendit pas compte. Une fois la crise de rire passée, il s’assura du soutien que ses bras apportaient à la jolie blonde, toujours assise par terre. Elle semblait indemne, mais après tout, elle n’était pas indestructible. Pas comme lui, qui l’était.

▬ Tu veux que je t’emmène à l’infirmerie ?

C’était probablement la meilleure chose à faire. Lui n’y connaissait rien, en bobo et blessures. Il n’avait plus eu une égratignure depuis ses 8 ans, alors il avait oublié les sensations… Mais c’était trop facile, la situation n’était pas encore satisfaisante et son égo n’était pas rassasié.

▬ Tu t’es probablement foulée la cheville, vaut mieux pas la solliciter… Attends.

Comme s’il cherchait à surenchérir encore, Demetrio assura sa prise dans le dos et passa un bras sous les genoux repliés de Blondie. Ni une, ni deux, il la souleva sans le moindre effort, comme un fétu de paille. Faisant, au passage, la démonstration de sa force anormale pour un maigrelet comme lui. Alors il la regarda dans les yeux d’un air fort et assuré, scrutant dans ses pupilles cette étincelle de reconnaissance et d’admiration, celle qui criait « mon sauveur, mon héros ! » alors même que la bouche restait fermée. Demeterio Elviro, le cliché ultime.

Lorsque je vis que Demetrio accourait vers moi avec des airs de chevalier vaillant, je ne pus retenir un fugace sourire victorieux. Parce que oui, la victoire était toute proche. Après tout, s'il avait mordu au premier appas, il ne faisait aucun doute qu'il allait être aisé de le prendre dans mon prochain filet... Trêve de métaphores inutiles. Bref, le jeune homme s'accroupit près de moi et m'aida à me redresser légèrement, me demandant par le fait même si j'allais bien. Je décidai que c'était bien le moment pour qu'une deuxième larme tombe - ça ne pouvait que le convaincre davantage de mon statut de demoiselle inoffensive - et je lui répondis d'une toute petite voix.

- Je crois que... Je crois que je vais survivre. C'est le choc, tu vois?

Tout en disant ces derniers mots, je fis battre mes cils d'une manière quelque peu exagérée. Et voilà que Demetrio bombait le torse, tout fier de venir à mon secours! Décidément, il n'y voyait que du feu, ce qui était loin de me déplaire. Il lança une petite blague tout à fait ridicule, mais il fallait bien que je demeure dans mon rôle. Si bien que je partageai son hilarité, mais juste un tout petit peu. Après quelques instants de rigolade, j'esquissai une grimace (simulation de douleur, étape 1) et portai ma main vers ma cheville (simulation de douleur, étape 2). En galant damoiseau qu'il était, Demetrio me proposa de m'emmener à l'infirmerie.

-Mais... Je ne veux pas te faire perdre de ton temps!

Le tout dit sur un ton simplet, d'une voix aiguë et tremblante. Ajoutez à cela un regard de chaton pris par surprise sous la pluie et votre technique sera par-fai-te. Pour lui montrer que j'étais parfaitement en forme, je posai mes mains sur le sol et fis un petit mouvement pour me lever...puis, je suis retombée sur le sol, étouffant un petit cris (j'aurais bien aimé écrire "simulation de douleur, étape 3, sauf qu'il ne s'agissait pas d'une simulation. Tant pis. Un peu plus de réalisme n'allait pas faire de tort...). Je me penchai vivement vers ma cheville droite, le souffle court, et non, je ne simulais pas. Rapidement, des images de ma chute (tout à fait contrôlée) passèrent dans ma tête. Où avais-je donc pu faire une erreur? Je ne parvenais pas à le savoir. Tout ce dont j'étais certaine, c'était que ma petite tentative de manipulation prenait des proportions plus grosses que je ne l'avais d'abord cru... Mais c'était pour le mieux, évidemment. Veronica Suzana Harlow ne se laisse jamais décontenancer. Jamais. C'est alors que Demetrio fit une brillante constatation.

-Oh, le grand, tu veux une médaille? Bravo, parce que ton sens de l'observation est démentiel! (Évidemment, ces paroles sont demeurées dans ma tête. Ce que j'ai réellement dit sonnait plutôt comme suit:)

-Tu crois? Tu as sûrement raison... Mais comment puis-je marcher sans solliciter ma jambe?

Paroles tout à fait imbéciles, j'en suis consciente. D'ailleurs, je me félicite de savoir si bien entrer dans mon rôle de blondasse sans cervelle. Il faut croire que j'ai un don.
Demetrio trouva la réponse à mon questionnement: il me prit dans ses bras. Oh! Mais comme il est imprévisible, ce garçon!

- Oh la la, ce que tu es fort! On croirait presque que tu es... un super-héros!

Je gloussai comme seule une bonasse savait glousser, et je passai mes bras autour du cou de Demetrio. Hésitation. Était-il encore trop tôt pour une tentative de séduction avec de petits yeux doux? Non, sûrement pas. Un regard de biche fut lancé en la direction de Demetrio, qui semblait être très fier de son coup. Ouais, c'était sans doute pas tous les jours qu'il pouvait transporter une fille comme moi dans ses bras, il pouvait se compter chanceux.

- Ça t'arrive souvent, de venir à la rescousse des demoiselles en détresse? Parce que tu es très, très doué, tu sais...

Aoooon. Du miel sortait quasiment de ma bouche, tant mon discours était niais. Mais bon, la fin justifie les moyens. Qu'on ne se moque pas de mes méthodes peu conventionnelles, alors.

- On va à l'infirmerie, alors? Tu es certain que tu ne pourrais pas me soigner toi-même?

Beurk. Je m'auto-donne l'envie de vomir. Toutefois, la simple perspective d'avoir dans mes rangs un invincible à la force surnaturelle me réconfortait amplement.